Le contrat à impact social, issu des pays Anglo-Saxons et communément dénommé SIB « social impact bonds » procède d’un investissement qui allie explicitement retour social et retour financier sur investissement. Il implique en conséquence l’établissement d’objectifs sociaux prioritaires et spécifiques dont l’impact est mesurable par un processus continu d'évaluation. Ce nouveau type de partenariat public-privé est destiné à financer des programmes ayant une vocation sociale par le bais d’un contrat entre pouvoirs publics et un ou des partenaires regroupant financeur, évaluateur et opérateur de terrain pour mettre en place une action sociale précise. Les parties s'entendent sur un objectif de résultat, qui peut être social ou financier. L'investisseur finance l'organisation sociale et porte une partie du risque associé au projet. Si l'objectif est atteint, ou les critères réévalués, l'investisseur percevra un taux de retour sur investissement, et s'il est dépassé, la rémunération sera augmentée. L’exemple de l’aide sociale à l’enfance permet de mieux comprendre la fonctionnalité de ce mécanisme. Prenons l’hypothèse d’une augmentation sensible du nombre d’enfant placés dans des familles ou des structures d’accueils à la suite de maltraitance. Plutôt que de financer directement le travail des éducateurs et foyers d’accueil à l’œuvre sur le terrain, un département (qui est l’autorité administrative compétente en matière de protection de l’enfance) pourrait faire financer un projet par un investisseur privé. Le contrat pourrait prévoir une rémunération en fonction d’objectifs chiffrés sur la diminution du nombre de placement et la durée de l’accompagnement des familles. La personne publique ne rembourserait alors l’investisseur que si tous les objectifs étaient atteints, en y ajoutant une prime correspondant à un pourcentage calculé en fonction de la diminution des dépenses publique induites par la diminution du nombre d’enfant placés. En d’autres termes, un calcul simpliste permet de cerner la situation, si le coût de placement par enfant est de 20 000 euros par an et qu’un département est responsable chaque année de 5 000 placements, alors le coût annuel de ces mesures est de 100 millions d’euros ! Si le partenaire privé réussi à faire diminuer de 50 % le nombre d’enfant placés en structure par le biais de mesure préventives, le « gain » pour la collectivité représente 50 millions d’euros par an. Le partenaire, si l’objectif est rempli pourra percevoir une prime de 10% à partir de l'année où l'objectif est atteint, soit la somme de 5 millions d’euros. Un marché du social vient de naître ! À l’heure des restrictions budgétaires, ces mécanismes vantant le système « gagnant-gagnant », peuvent susciter l’enthousiasme des acteurs sociaux. Ainsi, la secrétaire d’État chargée de l’économie sociale et solidaire auprès du ministre de l’économie Emmanuel Macron, a lancé un appel à projets à titre d’expérimentation en 2016. L’Association pour le droit à l’initiative économique (ADIE) a signé un premier CIS avec l’État et un groupement d’investisseurs (BNP Paribas, la Caisse des dépôts, AG2R La Mondiale, la Fondation Avril et Renault Mobiliz Invest) pour permettre l’insertion économique de 172 à 320 personnes installées dans des zones rurales ou montagneuses au moyen d’un investissement initial de 1,3 million d’euros. « Il est possible de voir dans les CIS une forme innovante de partenariats public-privé (PPP), qui conjugue financement privé de missions sociales et paiements en fonction des résultats », juge l’économiste Frédéric Marty (Frédéric Marty, « Les contrats à impact social : une nouvelle génération de PPP pour les politiques sociales ? » (PDF), Politiques et management public, vol. 33, no 3-4, Cachan, 2016). Les PPP pénètrent la sphère du social avec le même prétexte : faire des économies ! En dehors des craintes légitimes qu’ils suscitent, ces instruments constituent ainsi un pas de plus vers la logique mythique selon laquelle le droit devrait toujours s’adapter aux faits. Dans un article publié en 1977, les Professeurs ATIAS et LINOTTE considéraient que le droit n’était pas neutre et que le jugement de valeur était une étape « décisive de la réflexion juridique »[1]. Ils expliquaient alors avec brio la signification du « lieu commun selon lequel le droit doit s’adapter au fait ». Plus qu’une simple une idée, cette directive relève en effet selon eux « du mythe ». Du grec muthos (le récit, la fable), le concept de Mythe véhicule en effet avec lui « l’image simplifiée, souvent illusoire, que des groupes humains se forment ou acceptent au sujet d'un individu ou d'un fait quelconque, et qui joue un rôle déterminant dans leur comportement ou leur appréciation »[2]. L’adaptation du droit au fait répond d’une certaine façon de ce sens. En effet, elle institue une forme de soumission du domaine juridique à la « réalité » factuelle et insinue ainsi l’impression selon laquelle l’élaboration de la norme ne permet aucune liberté à celui qui en détient le pouvoir : « ceux qui ont à décider du maintien ou du changement du droit doivent seulement constater la situation sociale et en enregistrer les exigences »[3] . Le secteur est incapable de financer ses missions régaliennes, il faudrait se trouver vers des opérateurs privés, lesquels seraient à même de supporter le risque inhérent à ses missions, de réduire leurs coûts et de permettre une réalisation plus efficiente des services. O tempora ! O mores ! Le droit serait donc dicté par les faits et les auteurs de ce grand article citent à l’appui de leur démonstration de nombreux exemples, notamment un passage des conclusions du commissaire du gouvernement GAZIER sur la célèbre jurisprudence Dehaene. Ce dernier affirmait en effet que la reconnaissance du droit de grève aux fonctionnaires découlait du fait que les grèves étaient devenues « de plus en plus fréquentes et banales », et que le juge était « tenu de le constater »[4]. Le mythe de l’adaptation du droit au fait peut être transposé à notre sujet d’étude. Les CIS sont la transcription de montages contractuels issus de la pratique et constituent ainsi des formes d’évitement des contraintes du droit public (notamment la règle du paiement pour service fait). Contraintes que d’aucuns jugent inadaptées à la réalité factuelle, plus particulièrement au besoin des personnes publiques en termes de services et d’infrastructures[5]. Nous avions déjà connu pareil enthousiasme avec les contrats de partenariat. Le législateur français avait, par exemple, autorisé la conclusion de baux à construction ainsi que la constitution de droits réels sur le domaine privé de la personne publique par le titulaire d’un contrat de partenariat[6]. Cette modification de la législation, issue d’un amendement parlementaire, avait « pour but d’élargir les opportunités de recettes complémentaires pour la personne privée »[7], permettant ainsi de diminuer la rémunération versée par la personne publique. Or, il ressort des travaux parlementaires même de cette loi que cette soudaine nécessité, non prévue par l’ordonnance de 2004, était inspirée factuellement par le projet du nouveau grand stade de Lille[8], plus particulièrement par la volonté du titulaire du contrat de consentir un bail sur les dépendances du domaine privé de la personne publique pour la construction d’un hôtel aux abords de l’infrastructure[9]. Comme l’écrivait SOREL : « nos mythes actuels conduisent les hommes à se préparer à un combat pour détruire ce qui existe […]. Un mythe n’est jamais innocent : cette neutralité affichée ne peut être que l’instrument d’une idéologie inavouée, d’idéologies changeantes et contradictoires »[10]. C’est donc naturellement autour de cette neutralité apparente du droit l’union européenne que nous tenterons d’expliquer que la volonté de développement de ces mécanismes (section 2). Au demeurant, c’est sur la cause et les effets du mythe que nous devons nous arrêter (section 1). Section 1 : Fondement et effets du mythe Le mythe ferait « écran »[11], c'est-à-dire qu’il bornerait « la réflexion sur les causes et les buts profond de la variation du droit »[12]. Selon nous, le développement de ces nouveaux instruments, participent de la conception selon laquelle les procédures actuelles n’offriraient pas les solutions efficaces pour résoudre les besoins des personnes publiques, notamment en termes de délivrance de services. « Le C.I.S » permettrait alors de financer à moindre coût ces projets et serait ainsi « la » solution aux problèmes factuels rencontrés par les administrations pour mener à bien leur mission (manque de moyens, complexité, etc.). La théorie de l’analyse économique du droit permet de remettre en cause cet argument. L’externalisation par voie de montages contractuels complexes et globaux ne peut être appliqué de manière homogène aux prestations de nature sociale rendues par l’État. Derrière cet écran de fumée se cache selon nous une cause : la disparition du monopole de l’État pour l’accomplissement des activités d’intérêt public (§1). S’ensuit alors une conséquence : la perte de légitimité de « l’État administratif » (§2). §1) La disparition du monopole de l’État pour l’accomplissement d’activités d’intérêt public Lié à la notion d’externalisation, le CIS symbolise d’abord à lui seul le passage de la captation monopolistique par l’État d’activités de nature sociale considérées comme d’intérêt public à l’idée d’une possible intervention du marché pour leur fourniture. Il peut être considéré ensuite comme la représentation de la participation du secteur privé à la délivrance d’activités de nature administrative, véhiculant ainsi la conception que la volonté de générer des profits n’est pas intrinsèquement inconciliable avec la poursuite de l’intérêt général. Il suppose enfin que la place du secteur privé n’est pas irrémédiablement à l’extérieur du champ de définition de la notion de service public. Le C.I.S., en tant qu’instrument d’externalisation des activités des personnes publiques, pose ainsi la question de la place de la notion dans la frontière poreuse entre privatisation du secteur public et publicisation du secteur privé (A) et permet donc de nous interroger sur l’évolution parallèle de la notion de service public et des contrats permettant sa dévolution (B). A) De la privatisation du secteur public à la publicisation du secteur privé ? Les CIS sont-ils véritablement à la pointe de l’ innovation sur le plan juridique? Le Haut Conseil à la vie associative (HCVA) pointe le risque que les financeurs soient « tentés de ne soutenir que des projets facilement évaluables, au détriment d’autres, dont l’évaluation serait plus qualitative ». En novembre 2015, l'OCDE a produit un rapport sur les social impact bonds (SIBs), dans lequel on peut lire que « les SIBs ont fortement attiré l'attention à la suite de la crise financière. Ils ont été mis en place dans un certain nombre de pays, apparaissant comme une proposition attractive de financement des services sociaux. Cependant, les SIBs demeurent un instrument financier visant un impact social, relativement neuf, avec des éléments de preuve limités quant à leurs résultats. Par conséquent, des analyses plus approfondies sont nécessaires pour construire une base de connaissance solide fondée sur les faits. Les SIBs sont des instruments complexes. Ils font intervenir de multiples parties prenantes venant d'horizons divers [...]. Jusqu'à ce jour, les SIBs ont constitué des instruments coûteux. Ils ont comporté des coûts de transaction significatifs que les parties prenantes doivent prendre en considération avant de se lancer. [...] Il est extrêmement important de disposer d'une conception méthodologique rigoureuse pour identifier les résultats sociaux mesurables et les groupes cibles appropriés, afin d'éviter les effets pervers, comme l'écrémage, un effet "parking" ou "sélection des clients"[13] Cette notion de risque apparaît en fait toute relative. Ce même rapport notait qu’un seul investisseur n’était pas rentré dans ses frais, pour le premier CIS lancé aux États-Unis en 2012 dans l’objectif de réduire le taux de récidive des sortants d’une prison. Le contrat précisait que le financeur (Goldman Sachs), serait totalement remboursé si le taux de récidive diminuait de 8,2 %. En dépit de l’échec du programme, la banque a pu récupérer 6 millions de dollars sur les 7,2 investis, car son investissement était par ailleurs garanti à 75 % par la fondation Bloomberg Philanthropies[14]… En France, le premier CIS offrait également des garanties. Avant même de postuler, l’ADIE avait fait réaliser une étude par le cabinet d’audit KPMG pour mesurer l’impact économique de l’ensemble de ses actions. Résultat, 1 euro de subvention rapporterait au bout de deux ans 2,38 euros d’impact économique net à la société. Un an et demi après le lancement du programme, les objectifs étaient presque tous atteints. Sur 320 bénéficiaires, plus de 260 avaient réussi à s’insérer économiquement. « On prône l’innovation et l’expérimentation, mais en réalité on veut tout mesurer pour réduire l’incertitude inhérente à toute expérimentation, critique Nicolas Chochoy, directeur de l’Institut Godin. Dans un monde complexe, il est déjà compliqué d’isoler la variable qui permet de prouver le lien entre une action et un impact. Pour nous, il y a un paradoxe encore plus grand dans le fait d’allier innovation et impact social. »[15] Un rôle-clé revient aux évaluateurs et cabinets d’audit garants du fameux impact. KPMG est ainsi intervenu tout au long de la phase de montage du projet de l’ADIE et mènera une ultime évaluation six ans après le début du programme. « Ils effectuent six audits au total, mais ils nous ont aussi aidés à fixer les objectifs. C’était comme un filtre qui passait à la moulinette toutes nos propositions, les réorientant en proposant des méthodes de calcul », se souvient M. Olivier, qui ajoute avoir demandé par ailleurs l’aide d’un conseiller juridique. Or ces étapes ont un prix. En passant par une subvention publique classique, le projet aurait coûté 1,2 million d’euros. Financé par un CIS, il a fallu ajouter 100 000 euros pour rémunérer l’ensemble des intermédiaires. L’État devra rembourser au minimum 1,3 million d’euros, sans compter la prime de succès, qui pourrait porter la facture finale à 1,5 million. GASTON JÈZE qualifiait l’activité de service public en fonction de son régime. Il permettait selon lui « la subordination des intérêts particuliers à l’intérêt général »[16]. Aujourd’hui, ce n’est pas moins le qualificatif d’intérêt général qui est contesté, et l’application de réglementations plus strictes garantissant les principes évoqués ci-dessus, que leur gestion monopolistique par des entités publiques en dehors du marché. La logique instituée par le droit de l’Union européenne oblige en effet à les concevoir comme des activités soumises à concurrence[17], dès l’instant où elles sont susceptibles d’entrainer un profit par celui qui les exerce[18], et indépendamment de statut public ou privé de celui dont l’activité consiste « à offrir des biens ou des services sur un marché »[19]. Ainsi, les services d’intérêt économique général constituent un élément des « valeurs communes de l’Union » et un instrument de sa « cohésion sociale et territoriale»[20]. Cependant, la reconnaissance de cette notion au détriment de celle de service public conduit selon nous à accréditer la thèse de sa satisfaction par le seul marché,. Ainsi, dans son livre vert de 2003 sur les services d’intérêt général, la Commission européenne dévoile sa conception en affirmant que c’est le marché qui « assure habituellement la répartition optimale des ressources au bénéfice de l’ensemble de la société » et que si « certains services d’intérêt général ne sont pas entièrement satisfaits par les marchés seuls, […], les autorités publiques ont toujours eu comme responsabilité première de veiller à ce que les besoins de base collectifs et qualitatifs soient satisfaits et que les services d’intérêt général soient préservés lorsque les forces du marché ne peuvent y parvenir »[21]. L’exécution directe de ces types d’activités par les personnes publiques ne se justifie alors selon la Commission que par la défaillance du secteur privé. L’article 14 du T.F.U.E remet quelque peu en cause cette interprétation. Il dispose en effet que les principes fixés par l’Union dans le cadre de ses compétences et régissant le fonctionnement de ces services, ne sauraient aller à l’encontre « de la compétence qu’ont les États membres, dans le respect des traités, de fournir, de faire exécuter et de financer ces services »[22]. En outre, la jurisprudence de la Cour de justice indique, notamment à travers les arrêts Corbeau[23] et Commune d’Almelo[24], que le traité permet aux États de poser des restrictions à la concurrence en conférant des droits exclusifs à des entreprises lorsqu’ils s’avèrent nécessaire pour l’accomplissement de services d’intérêt généraux. Dès lors, la Cour de Luxembourg témoigne non seulement qu’il est loisible aux États membres de statuer sur le principe de l’intervention des opérateurs publics sur les marchés mais plus encore de choisir eux-mêmes des moyens d’organisation de ces services. Le C.I.S. peut être considéré paradoxalement à la fois comme un instrument de privatisation rampante ou comme permettant le renouveau de l’action publique. La nature des critiques, positives comme négatives, apparaissent toutefois comme circulaire. BLUM évoquait ainsi le modèle de la concession en des termes peu flatteurs au début du XXème siècle. Il dénonçait en effet « le caractère scélérat de ce type de conventions organisant la dépossession de l’État »[25]. Pourtant ce régime de « féodalisation industrielle »[26] dénoncé par l’homme politique, le juriste avait eu à en mesurer les effets dix années auparavant lorsqu’il était commissaire du gouvernement. Sa pensée d’hier peut alors être transposée à l’ensemble des instruments d’aujourd’hui. Dans l’affaire de la compagnie générale des tramways, après avoir balayé les arguments de la société requérante, laquelle contestait la décision préfectorale d’augmentation des rames non prévues au cahier des charges en se fondant sur le strict effet relatif du contrat, BLUM demanda à la Haute Assemblée de ne pas statuer en fonction de l’interprétation des clauses du cahier des charges mais en fonction du pouvoir de modification dont dispose le préfet, puisque « l’État ne peut se désintéresser du service une fois celui-ci concédé. Il est concédé, sans doute, mais n’en demeure pas moins un service public. La concession représente une délégation, […], elle n’équivaut pas à un délaissement. »[27]. Les C.I.S. peuvent revêtir, d’une certaine manière, l’image d’outils permettant la privatisation rampante des activités sociales de l’administration, parce qu’ils entraînent l’externalisation, à une entreprise privée, de missions entrant le champ de compétence des pouvoirs publics. Dans une autre acception, ils s’en éloignent et peuvent être assimilés à une « publicisation » du secteur privé. Ils ne suppriment pas en effet le caractère public de l’activité. L’externalisation par voie de C.I.S. impose à l’entreprise les exécutant de respecter les règles et principes du droit public. Ainsi, la création comme la suppression du service, sont toujours l’apanage de l’administration. C’est elle également qui contrôle et sanctionne le partenaire si elle estime que ses obligations n’ont pas été respectées[28]. Il est donc intéressant de noter que ce type particulier de contrats à paiements publics nécessite également un contrôle efficace de la personne publique. En déléguant ce contrôle à des évaluateurs intéressés, les pouvoirs publics se privent d’une spécificité qui conditionne jusqu’à leur existence. B) Le lien entre les évolutions de la notion de service public et les contrats portant sa dévolution Le terme « service public » ne fait pas l’objet d’un traitement explicite au sein du traité de Lisbonne. Il n’est mentionné expressément qu’à deux reprises. Une première fois en matière d’aide d’État à propos des transports, ces dernières sont ainsi compatibles avec le traité lorsqu’elles correspondent au remboursement « de certaines servitudes inhérentes à la notion de service public »[29]. Une seconde fois pour le système de radiodiffusion publique dans les États membres, les dispositions traités ne portant pas atteintes aux financements accordés aux organismes de radiodiffusion aux fins de « l’accomplissement de la mission de service public, […], dans la mesure où ce financement n’altère pas les conditions des échanges et de la concurrence dans l’Union dans une mesure qui serait contraire à l’intérêt commun »[30]. Le service public n’est donc pas défini au sein des traités et semble être appréhendé exclusivement comme un moyen de justifier deux dérogations au sacro-saint principe de concurrence lorsque l’octroi d’aides publiques par les États membres ayant recours au concept s’effectue dans ces domaines particuliers. Cependant, une notion est utilisée explicitement : Le service d’intérêt général (S.I.G). Le service d’intérêt général est défini par la Commission comme l’ensemble des « services marchands et non marchands que les autorités publiques considèrent comme étant d’intérêt général et soumettent à des obligations de service public »[31]. Dans ce cadre, la dimension organique importe peu, seule compte la mission. Le service d’intérêt général est mentionné au protocole n°26 du Traité dont l’article 2 dispose que « les dispositions du traité ne porte en aucune manière atteinte à la compétence des États membres pour fournir, faire exécuter et organiser des services non économiques d’intérêt général ». Le service d’intérêt général non économique s’oppose ainsi au service d’intérêt économique général (S.I.E.G). Ce dernier est défini de façon discrétionnaire par les États membres, en fonction des besoins qu’ils estiment nécessaires pour les utilisateurs. Il existe donc deux catégories d’activités : les activités non économiques, ou plutôt non marchandes, c’est-à-dire soustraites aux règles de concurrence établies dans le traité ; et les activités de nature économique, ou plutôt marchandes, auxquelles s’appliquent, en principe, les règles de concurrence parce qu’elles sont susceptibles d’affecter les échanges entre les États membres. Cependant, le périmètre de la notion de service non économique apparait très circonscrit. La jurisprudence de la Cour de justice se cantonne pour l’instant à une application aux services de police et à la sécurité sociale, le premier demeurant le symbole des « prérogatives de puissance publique », il ne peut par conséquent présenter « un caractère économique justifiant l’application des règles de concurrence du traité » [32] ; le second, reposant « sur le principe de solidarité nationale » [33] ne saurait ainsi revêtir un caractère lucratif. Les catégories des services d’intérêt général d’importance économique et sans importance économique ne sauraient cependant être confondues avec la distinction française entre activités administratives et activités industrielles et commerciales dans la mesure où les critères de l’origine des ressources et des modalités de fonctionnement[34] ne sont absolument pas pris en compte. La distinction demeure en effet exclusivement fondée en droit de l’Union européenne sur l’objet, témoignant selon nous d’une certaine subjectivité de la frontière. Certains services publics du droit français peuvent donc être considérés comme ayant une importance économique au sens du droit de l’union tout en n’étant pas considérés comme industriels et commerciaux au sens de droit administratif français. Néanmoins, la notion de S.I.E.G demeure la catégorie de référence. Elle est employée une première fois dans le T.F.U.E pour souligner les « valeurs communes de l’Union » ainsi que la « cohésion sociale et territoriale » véhiculées par ce concept[35]. Cependant, c’est au titre des règles communes de concurrence que le S.I.E.G est usitée véritablement. Cette notion permet en effet de justifier de l’inapplicabilité des règles du traité pour ce type d’activités lorsqu’elles font « échec à l’accomplissement en droit ou en fait de la mission particulière qui leur a été impartie »[36]. À cette première distinction s’ajoute de surcroit une autre qualification issue du droit anglo-saxon : le service universel[37]. Le concept s’analyse comme son nom l’indique comme la mise à disposition, à l’ensemble des utilisateurs d’un État, de l’accès à des prestations jugées essentielles, à un prix raisonnable et à un niveau de qualité minimale garantie[38]. Cette conception s’est développée depuis une jurisprudence très importante de la Cour de justice, l’arrêt British Telecom de 1985[39]. La notion de service universel se concilie alors de façon très satisfaisante avec la logique libérale permettant d’intégrer le principe de concurrence dans des activités « sociales » qui étaient jusque-là entièrement publiques. Elle ne remet pas en cause le contrôle public sur celui qui conçoit et gère le service[40] mais se focalise uniquement sur le service rendu, c'est-à-dire le produit final reçu par l’usager. Ce qui compte c’est donc la fourniture d’un service au consommateur, avec un degré minimal d’exigence. La disparition du terme « public » permet d’affirmer que l’offre de ce service n’appartient plus inexorablement à une autorité publique mais, dans un réseau concurrentiel, à une pluralité d’offreurs. Le concept se rapproche donc de celui, anglo-saxon, de « public utilities »[41], témoignant d’une rupture du lien historique de rattachement entre l’organisme public et la fourniture du service public. La notion de service universel et la vision utilitariste qu’elle véhicule va alors être utilisée par le droit communautaire pour permettre, de façon sectorielle, l’ouverture à la concurrence des secteurs des industries de réseaux. En effet, des directives vont instituer « un service universel », notamment dans le secteur des activités postales[42], de l’énergie électrique[43] et des communications électroniques[44]. Ce rappel succinct à propos de la confrontation entre les notions « latines » de service public et les formules européennes inspirées du droit anglo-saxon permet alors de bien comprendre la portée et le choix des termes utilisés pour les contrats portant dévolution d’activités de service public nature sociale. Le terme contrat a par exemple était préféré à celui de titre, alors que la transcription littérale de la formule anglo-saxonne aurait sans doute permis de mieux appréhender la logique exclusivement financière du mécanisme. Loin de s’analyser comme une simple adaptation du droit au fait, l’apparition de nouveaux modèles et les évolutions sémantiques qui les suivent traduisent ainsi des choix idéologiques. Comme l’écrivait VILLEY, le droit ne saurait être « réduit à une science de faits »[45]. Nulle solution ne peut prétendre être inspirée exclusivement par la voie de l’objectivité de l’observation factuelle. Prétendre l’inverse équivaut à « exclure toute critique de ce système conceptuel, alors que sa valeur doit être sans cesse éprouvée »[46]. C’est dans cette acception que se mesure l’effet du mythe. §2) La perte de légitimité de « l’État administratif » Le principal effet de l’adaptation du droit au fait suggérée par le développement des C.I.S. réside dans le recul de légitimité du secteur administratif. Les politiques d’externalisation des activités publiques permettent en effet d’instaurer une réflexion sur les transformations de l’action publique. En enlevant à l’administration la fourniture à l’usager des tâches qui relevaient auparavant de sa compétence, on retire également l’idée que les règles encadrant la relation gestionnaire/usagers soient différentes de celles encadrant la relation fournisseur/consommateur. HAURIOU écrivait que « Le régime administratif dans son ensemble correspond à la catégorie de fraternité. Il a été créé pour des raisons de police (c'est-à-dire d’administrations urbaine, voirie, hygiène, ordre public, etc.), mais son résultat est une assistance fraternelle »[47]. Derrière les idées de fraternité et de solidarité s’établit ainsi le correctif nécessaire de l’individualisme. Or, la perte de légitimité du service public et la recherche constante de la performance dans le cadre même des activités sociales supplantent d’une certaine façon l’idée de solidarité, donc de communauté, par celle d’individualisme. Le service n’est plus dans ce cas « le service assuré, en principe, par l’autorité ou le sujet public, mais c’est le service effectué par le "common carrier", c’est-à-dire le sujet privé à responsabilité spéciales »[48]. Dès lors, cet émiettement des fonctions traduit selon nous une double évolution, celle remplaçant l’autoritarisme administratif par la patrimonialisation individuelle des pouvoirs (A) et celle témoignant du lien ténu existant aujourd’hui entre contribuable, usager et consommateur (B). A) De l’autoritarisme administratif à la patrimonialisation individuelle des pouvoirs Le droit public, et a fortiori le droit administratif a toujours été lié à des éléments d’autoritarisme, certains auteurs affirmant même que le lien entre les deux est « génétique »[49]. La notion de service public fit ensuite quelque peu décliner cette logique, remplaçant « l’impérium » de l’État, « le droit subjectif de commandement, […], par une fonction sociale des gouvernants, ayant pour objet l’organisation et le fonctionnement des services»[50] . L’externalisation des activités publiques, et à travers elle le symbole que constitue les CIS et les partenariat public-privé, apparaitrait alors aujourd’hui comme une solution pour rendre l’État plus efficace tout en garantissant son implication dans ces secteurs stratégiques[51]. La concurrence et la compétitivité stimuleraient en effet le secteur public en lui permettant une constante et avantageuse modernisation[52]. Ainsi, si « l’âge d’or du service public avait consacré la socialisation rampante de l’économie générale du pays, la crise du service [révèlerait] la banalisation, l’effacement, l’alignement de la mission d’intérêt général sur les contraintes de la gestion privée »[53]. Le fait dicte ainsi le droit et son évolution se pare des oripeaux de l’objectivité : loin de fragiliser le secteur public, l’externalisation de ses activités le renforce car il garantit la présence de l’État dans des domaines qu’il ne pourrait pas (ou plus) assumer seul. Pourtant la combinaison des pensées du Professeur Massimo LUCIANI[54] et du doyen HAURIOU[55] nous permet de remettre en question cette affirmation. Selon nous, un tout autre constat peut être formulé par rapport à la volonté d’homogénéiser le processus au sein de l’espace européen. Loin d’apparaitre comme un facteur de renforcement de l’administration, la justification constante du recours à l’externalisation, et à travers elle son homogénéisation par voie de partenariat public-privé, constituerait plutôt une forme de retour de balancier traduisant sur long terme l’hégémonie du droit des rapports inter-privé. La perte de légitimité de l’administration procèderait alors de l’idée de « patrimonialisation» de sa fonction. HAURIOU explique l’idée de la manière suivante : « Les pouvoirs de contrainte et les réquisitions sont exercés au nom d’une communauté et les services publics sont alimentés par une caisse commune ; car le régime public, pour éviter la patrimonialisation individuelle des pouvoirs et le caractère lucratif des opérations administratives, est à base communautaire»[56] . L’idée de patrimonialisation des pouvoirs de l’administration évoque donc l’émiettement des fonctions administratives à des agents intéressés par la réalisation d’activités générant, pour eux même, des profits. C’est ainsi la logique purement synallagmatique de l’obligation qui est mise en valeur, indépendamment du caractère public ou non de l’activité[57]. En effet, le contrat suppose l’échange patrimonial. La doctrine italienne a d’ailleurs longtemps réfuté l’idée de « contrat public » notamment parce qu’elle ne concevait le contrat que sous cet angle. Lorsque l’État effectuait des opérations patrimoniales, il ne pouvait se placer que sous l’égide du droit privé[58]. Cependant, l’échange patrimonial suppose nécessairement le dessaisissement. Lorsqu’il contracte avec un tiers pour assurer une mission à sa place, l’État aliènerait ainsi une partie de ses attributions. Il ne pourrait donc s’en défaire qu’en se dépossédant d’une partie de sa souveraineté, puisque c’est cette même notion qui justifie qu’il se soit accaparé hier de façon monopolistique la tâche qu’aujourd’hui il souhaite voire externalisée. HAURIOU lie en effet la notion d’État, puis l’apparition d’un régime administratif moderne, à la conjonction de plusieurs phénomènes : l’idée d’une base communautaire (appartenance à un peuple, une nation, etc.), la soumission du pouvoir politique au droit et l’incorporation du marché économique à l’institution politique[59]. L’institution d’un marché économique est donc un élément important de l’État administratif moderne selon HAURIOU. Son incorporation traduit ainsi dans sa pensée ce que le doyen de Toulouse appelle le « communisme juridique »[60], à savoir l’existence au sein de l’État d’un gouvernement, d’une administration disposant du monopole de la contrainte et de services administratifs développés[61]. L’ensemble de ces éléments constituent alors une « enveloppe protectrice »[62], garantissant le fonctionnement d’un système d’échanges économiques indissolublement liés au régime d’État. C’est en effet par le maintien de cette communauté juridique, « réservoir commun d’aptitudes dans lequel chacun puise »[63], que les libertés individuelles indispensables au marché peuvent exister. Ce système doit cependant n’être que juridique, c’est-à-dire « reposer sur une distinction du droit et du fait ». La fonction administrative ne doit pas en effet créer de la richesse (du fait), mais garantir l’exercice de droits susceptibles de la générer. À ce titre, cette garantie se réalise notamment par l’organisation de services publics, créés pour satisfaire les intérêts de chacun, « [écarter] les obstacles de fait sans cesse renaissants [et] faciliter à tous l’exercice des aptitudes communes»[64]. Ces services publics doivent cependant demeurer à l’égale disposition de tous. Ils ne se développent que « dans la mesure où ils sont nécessaires pour assurer la communauté du droit »[65]. La liberté n’est donc pas la valeur de base du système. Elle est au contraire liée de façon indissociable à l’idée de communauté, au principe d’égalité. Les deux valeurs ne peuvent ainsi exister individuellement qu’en s’associant mutuellement, la liberté n’étant rien si elle n’est pas la liberté de tous, l’égalité n’ayant aucune valeur si elle ne subsiste que dans l’asservissement. La pensée du Professeur Massimo LUCIANI s’inscrit dans une logique similaire. En effet, en s’appuyant sur CICÉRON[66] et HOBBES[67], il affirme que la première « vertu nécessaire à l’État est la sécurité »[68]. Or, seul un pouvoir commun peut amener à cette sécurité et « l’union garantie par ce pouvoir s’appelle l’État ». Selon lui, le sentiment d’espoir de fonder un nouvel ordre social arrive ensuite, lorsque la sécurité est assurée[69]. Alors se développe l’État social et pointe alors l’idée d’une séparation entre l’économique et le politique puis de la subordination du second à la première. Pourtant, selon le Professeur LUCIANI le constitutionalisme s’est institué avec pour seul objectif de limiter le pouvoir politique et « le pouvoir économique est resté largement indifférent à tout cela […] Il était même consentant et en symbiose, dans la mesure où le nouvel ordre des rapports politiques ne faisait que répliquer et traduire en termes institutionnels la réalité des rapports économiques et sociaux » [70] . À travers ce développement nous mesurons à quel point cette pensée s’inscrit dans l’idée « d’incorporation du marché» à l’institution politique évoquée précédemment. Par ailleurs, le doyen HAURIOU distinguait le communisme juridique dont découle le régime d’État administratif du régime de patrimonialité qui le précédait, la société féodale du Moyen-Âge faisant figure selon lui d’exemple topique de cet état[71]. Il concluait alors son propos en se questionnant sur le phénomène de développement exponentiel des services, notamment dans des domaines industriels et commerciaux. Selon lui, l’essor de l’organisme administratif par rapport à la concurrence (la gestion directe) conduirait au collectivisme économique[72]. Les faits ont donné tort au Professeur HAURIOU car l’accroissement des missions de services a plutôt conduit à la logique inverse. En effet, le recours à l’externalisation et par voie de conséquence la densification du nombre de prestataires externes chargés d’effectuer des missions à la place de l’administration, cette dernière étant incapable d’assurer seules toutes les tâches qui lui incombent, a engendré selon nous à une forme de patrimonialisation de sa fonction. Les travaux du Professeur LUCIANI apportent alors un éclairage indispensable à cette idée. En effet, ce dernier situe à la constitution de la République de Weimar et de façon plus générale aux constitutions démocratiques d’après-guerre, le point de départ de la prise en compte du progrès social dans les textes fondamentaux. « Le pouvoir économique [… ] devient désormais objet des règles et limites du gouvernement de l’état social »[73]. Le processus de globalisation a ensuite, après la chute de l’Union soviétique, accentué le phénomène. Les lois de l’économie ont alors réclamé « une objectivité et un caractère indiscutable, ce qui les a rendues plus imperméables à la politique et aux décisions des États »[74]. Dans le cadre de la globalisation, l’auteur développe alors l’idée selon laquelle la souveraineté des États est remise en cause. Le processus et assez radical. Il est mené par une multitude d’agents, publics comme privés, identifiés dans trois grands groupes : les exécutifs des états les plus puissants économiquement (G8, Eurogroupe, etc.), les institutions technocratiques internationales (O.M.C, F.M.I, Banque centrale européenne, etc.) et les entreprises transnationales dominant les secteurs stratégiques (communication, information, transport, etc.). Cependant, il demeure difficile selon lui d’appréhender ces mécanismes enchevêtrés comme constituant une nouvelle souveraineté « dans le sens du remplacement de la conception ascendante du pouvoir et de l’idée de nation » [75]. L’auteur développe alors la notion « d’anti-souverain », c'est-à-dire « un quid qui s’oppose en tout point au souverain que nous connaissons »[76]. Il n’est pas en effet constitué d’un sujet mais d’une pluralité, fortement différenciée, « qui ne détient pas le monopole du pouvoir souverain ». Il ne souhaite donc pas exercer son pouvoir de façon absolu et discrétionnaire. Ses décisions se présentent alors comme « des déductions logiques de lois générales et objectives qui prétendent être celles de l’économie et du développement ». La légitimité dont il dispose ne peut donc être « transcendantale ». Elle est plutôt « immanente », dans la mesure où elle remplace celle fondée sur l’égalité entre les hommes que garantie la nation par celle justifiant de l’intérêt d’optimiser les rapports économiques. Ainsi, « l’anti-souverain » ne régit pas un groupe social déterminé, un peuple par exemple, mais « une pluralité indistincte », c'est-à-dire un ensemble de consommateurs individualisés dont il satisfait les besoins. Sa volonté ne peut donc émaner de l’expression d’égaux comme la nation ou ses représentants, mais est issue de structures « organisées selon un modèle timocratique » (F.M.I, banque mondiale, Commission, etc.). Il est en définitive un anti-souverain parce qu’il s’oppose conceptuellement à tous les éléments de définition de la souveraineté. D’un point de vue plus pratique, l’affirmation de son pouvoir suppose alors, selon l’auteur de cette théorie, la marginalisation, et donc à terme, « l’anéantissement »[77] des pouvoirs de l’ancien souverain. Le caractère homogène de la pensée selon laquelle les missions de services des personnes publiques doivent être externalisées participe selon nous du phénomène d’ « émergence d’un système économique global qui échappe au contrôle de tout État »[78]. Elle témoigne en effet d’une intégration juridique, politique et économique extrêmement poussée La finalité poursuivie peut être résumé de la manière suivante : « moins de structure, plus d’efficacité »[79]. Pourtant, en regardant de plus près, ils témoignent de l’atomisation, à une pluralité de sujets, des pouvoirs de l’administration dans une logique concurrentielle, justifiant ainsi de la satisfaction des intérêts individuels des citoyens exclusivement par le marché. Ils contribuent alors à une certaine forme de patrimonialisation des pouvoirs du souverain. Certaines activités ne peuvent également faire l’objet d’une délégation en vertu de leur nature, une sorte de « noyau irréductible »[80] ne pouvant être exercé que par l’administration[81]. Le Conseil Repoussant les limites de la souveraineté, l’externalisation de ces missions constituerait ainsi un recul l’État administratif par voie de patrimonialisation de ses pouvoirs. Le Conseil d’État l’affirmait d’ailleurs explicitement lorsqu’il énonçait que « L’extension du champ des opérations de partenariat public-privé est l’un des signes que la contractualisation […] tente de pénétrer les fonctions régaliennes de l’État »[82]. L’homogénéisation du recours au partenariat public-privé, même dans le domaine social avec les CIS, serait donc susceptible d’entrainer, de facto, la féodalisation des pouvoirs de l’administration au profit d’une pluralité de sujets, différenciés par rapport à la spécificité de leur mission. Leurs décisions ne s’imposeraient plus de façon transcendantales (recherche de l’égalité de jure entre les citoyens dans le cadre de la res pubblica) mais de manière immanente par la justification apparemment objective de la fourniture efficiente d’activités universelles. Nous retrouvons ainsi, nombres des caractéristiques de « l’anti-souverain » de la théorie du Professeur Massimo LUCIANI. Les titres à impact sociaux et les transformations de l’exercice des activités publiques qu’ils engendrent constituent un terrain privilégié où s’affrontent les approches collectives privilégiant le devoir de solidarité et les approches individualistes basées sur la satisfaction des besoins par le marché[83]. Lorsque la prestation est externalisée, c’est-à-dire sortant du rapport strict entre Administration et citoyen, elle perd d’une certaine manière le caractère d’obligation (doverosità)[84] caractérisant la notion de service public[85]. Dans ce cas, le service peut être acheté comme n’importe quel produit de consommation, il n’est destiné qu’à la satisfaction des demandes individuelles. Une nouvelle relation s’instaure alors entre l’administration et le citoyen. Du contribuable finançant sa sécurité par l’impôt, à l’usager sur lequel peut être prélevé une part des coûts nécessaires à l’utilisation de services, est ensuite apparu le consommateur dont les exigences doivent être satisfaites de façon optimale et à moindre coût. L’intégration de la performance et de la logique concurrentielle a modifié le rapport entre le citoyen et l’organisation qui fournit la prestation de service. C’est dans cette hypothèse que les services délivrés dans le cadre de partenariats public-privé se doivent de reconnaitre certains droits, que l’on pourrait assimiler à des droits de consommation. Le client remplace en effet l’usager et de cette situation dérive l’idée du marché remplaçant l’État en tant que « serviteur du citoyen universel »[86], faisant peser sur le secteur public des contraintes de plus en plus grandes. Au premier rang de ces nouvelles contraintes on trouve le principe de transparence[87]. Il suppose que les usagers puissent s’assurer du fonctionnement correct, c'est-à-dire selon leurs désirs propres, du service public. En effet, le terme dérive du latin « transparens », de « trans » (au travers) et « parere » (paraître)[88] et présume donc la volonté de voir à travers quelque chose se révélant comme opaque. Participe également de cette idée l’exigence de qualité et de confiance dans le service[89]. L’usager aurait dans cette perspective le droit à la fiabilité dans ses relations avec l’administration. Cela implique la stabilité, le respect du principe de sécurité juridique[90], ou plutôt son versant subjectif, la confiance légitime[91]. La charte des services publics locaux mentionne ainsi que ses signataires assure « la qualité du service et assure un suivi des éventuelles réclamations des usagers et des suites qui y sont données »[92] . Elle contribue donc à sa « performance »[93] et assure « que les entreprises qui voudront s’implanter et donc créer des emplois se tourneront plus facilement vers les pays qui présenteront l’environnement administratif le plus sûr juridiquement et le plus performant »[94]. Pourtant la protection des situations individuelles légitimement acquises, donc le respect du principe de confiance légitime dans le service, peut limiter le pouvoir d’agir dans l’intérêt général de l’administration et amener à l’annulation d’actes légaux, portant ainsi paradoxalement atteinte à la fois à la sécurité juridique mais aussi à la continuité et à l’adaptabilité du service. Le but est donc de maintenir un niveau idéal de qualité et de sécurité du service. Elle est utile à la compréhension de la façon dont est perçue la mission de service public. C’est en effet en permettant aux opérateurs d’avoir les incitations adéquates pour maintenir leur investissement (offre) et aux consommateurs-usagers de sentir suffisamment de sécurité dans la qualité de la prestation qu’ils espèrent obtenir (demande), que le marché devient optimal[95]. Cette démarche justifie à la fois la présence de régulateurs indépendants s’assurant de l’effectivité de ces règles, ainsi que le processus d’évaluation préalable des services et des modes de gestion vers lequel semble converger les droits internes et le droit de l’Union[96]. Dans le cadre des CIS, le Haut Conseil à la Vie Associative avait attiré l’attention sur les modalités d'évaluation proprement dites de l'impact social. Il préconisait que celles-ci ne soient pas laissées entre les seules mains d'experts extérieurs, dits indépendants, dont le coût s'ajouterait au prix global, mais qu'elles puissent également associer des représentants des corps d'inspection des ministères concernés par l'opération entreprise[97]. L’avenir des CIS reste balbutiant en France et le retour d’expérience ne permet pas encore une analyse précise des mécanisme mis en œuvre. « L’État a déjà fait le choix d’intervenir, en faveur de la création d’un marché du social. Verra-t-on bientôt les ministères se contenter de jouer les entremetteurs et organiser, comme cela existe déjà à Londres, des rencontres express entre associations caritatives et financeurs ? »[98] [1] ATIAS (C.) LINOTTE (D.), « Le mythe de l’adaptation du droit au fait », S., 35ème cahier, Chron. XXXIV, 1977, p. 251. [2] V. Le Grand Robert, entrée « Mythe », n°5. [3] ATIAS (C.) LINOTTE (D.), ibid. [4] Concl. GAZIER (F.) sur CE 07/07/1950, Dehaene, RDP, 1950, p.691. [5] Dresser une liste exhaustive des articles définissant les P.P.P. comme les instruments permettant de construire les infrastructures dont les personnes publiques ont besoin est impossible, tant foisonnent dans la littérature juridique et médiatique les références à ce type d’argument. A titre d’exemple, « Au sein de l’économie sociale et solidaire, un petit monde a adopté les codes du marché néolibéral et s’est fait sa place », explique le chercheur Michel Chauvière. On retrouve notamment ces convertis au sein du Comité national consultatif sur l’investissement à impact social (CNCIIS) créé en 2013 et alors dirigé par M. Hugues Sibille, qui était aussi vice-président du Crédit coopératif et fondateur du Collectif pour le développement de l’entrepreneuriat socialV. BENSAÏD (J.) et LEVITA (V.), « Financer les infrastructures pour répondre aux besoins des économies modernes », Variances, mai 2013, n°47, p. 31. [6] Article 33 de la loi n°2208-735 du 28/07/2008 relative aux contrats de partenariat, J.O.R.F n°0175 du 29/07/2008, p. 12144 ; Article L1414-16 du C.G.C.T. [7] BETEILLE (L.), Rapport n°239 fait au nom de la commission des lois du Sénat sur le projet de loi n°211 relatif aux contrats de partenariat, 26/03/2008, p.68. [8] Aujourd’hui stade Pierre MAUROY. [9] GOASGUEN (C.), Rapport n°967 fait au nom de la commission des lois de l’assemblée nationale relatif aux contrats de partenariat, 18/06/2008, p.69. [10] SOREL (G.), Réflexions sur la violence, éd. Labor (réimp.), 2006, pp.46-50. [11] MOREAU (J.), DUPUIS (G.) et GOERGEL (J.), Eléments de sociologie politique, Cujas, 1966, p.16, cité in, ATIAS (C.) LINOTTE (D.), op. cit., p.252. [12] Ibid. [13] FE-LEED, « Understanding Social Impact Bonds », 2015/10/REV1, 9-10 nov. 2015. [14] Margot Hemmerich & Clémentine Méténier, Solidarité à but hautement lucratif, le monde diplomatique, Octobre 2019. [15] Ibid. [16] JÈZE (G.), Les principes généraux du droit administratif, T. 2, 1930, Paris, Dalloz, 2005, p. 15. [17] KOVAR (R.), « Droit communautaire et service public : esprit d’orthodoxie ou pensée laïcisée », RTDE, 1996, p. 217. [18] CJCE, Aff. C-41/90, 23/04/1991, Höfner,, Rec., p. I-1979. [19] CJCE, Aff. C-180/98, 12/09/2000, Pavel Pavlov, Rec., p. I-6451. [20] Article 14 du T.F.U.E. [21] Commission des communautés européennes, Livre vert sur les services d’intérêt général, COM(2003) 270 final, Bruxelles, 21/05/2003, p.8. [22] Article 14 du T.F.U.E [23] CJCE, 19/05/1993, Paul Corbeau, Aff. C-320/91, Rec. I, p. 2533. [24] CJCE, Aff. C-393/92, 27/04/ 1994, Commune d’Almelo, Rec., p. I-3449. [25] BLUM (L.), La curée, Le populaire, 12/07/1921, p.1. [26] « Aujourd’hui moins que jamais, nous ne pouvons admettre cette politique de dépècement, de lotissement, de remise, à des groupements de capitaux privés, de l’ensemble de nos richesses nationales… » BLUM (L.), Discours à la chambre des députés, séance du 24/06/1921, Débat Parlementaire, p.2893. [27] Concl. BLUM (L.), Ministre des travaux publics cintre Compagnie générale française des tramways, Rec. p. 216. [28] V. Infra, p. 392. [29] Article 93 du T.F.U.E [30] Protocole n°29 sur le système de radiodiffusion publique dans les États membres, J.O.U.E C 326/312. [31] Commission européenne, Livre blanc sur les services d’intérêt général, COM (2004) 374 final. [32] CJCE, Aff. C-364/92, 19/01/1994, SAT Fluggeselschaft GmbH c/ Eurocontrol,, Rec., p. I-43. [33] CJCE Aff. C-159 et C-160/91, 17/02/1993, Poucet et Pistre, Rec., p. I-664. [34] V. CE, 16/11/1956, Union syndicale des industries aéronautiques, Rec., p. 434, D. 1956, p. 759, Concl. LAURENT. [35] Article 14, précité. [36] Article 106 § 2 du TFUE (Ancien article 73 TCE) [37] Sur cette notion V. CARTEI (G.), Il servizio universale, Milano, Giuffré, 2002 ; ESPUGLAS (P.), « Le service universel », DA, n° 12, 2002, p.6. [38] Commission européenne, Livre vert sur les services d’intérêt général, 21/05/2003 COM(2003) 270 final, p.16. [39] CJCE, Aff. 41/83, 20/03/1985, British Telecom, Rec. I-3, p.873. [40] Les États français et italiens vont d’ailleurs garder des participations majoritaires ou la minorité de blocage dans les entreprises concernées. À titre d’exemples, l’État français conserve encore 84, 8 % du capital d’E.D.F, 80 % du capital de G.D.F, l’État italien 30 % du capital d’E.N.E.L et d’E.N.I. [41] Sur cette notion V. HAHNE (R.), Accouting for Public Utilities, LexisNexis, 2014. [42] Directive 97/67/CE du Parlement européen et du Conseil du 15/12/1997, concernant des règles communes pour le développement du marché intérieur des services postaux de la Communauté et l’amélioration de la qualité du service, JOCE L 15, du 21 janvier 1998, p. 14 [43] Directive 2009/72/CE du Parlement Européen et du Conseil du 13 juillet 2009 concernant des règles communes pour le marché intérieur de l’électricité et abrogeant la directive 2003/54/CE du 14/08/2009, J.O.U.E n° L 211, p. 55 [44] Directive « service universel » 2002/22/CE du Parlement européen et du Conseil du 7 mars 2002, JOCE L 108 du 24 avril 2002, p. 51 [45] VILLEY (M.), « Philosophie du droit, définitions et fins du droit », Dalloz, n°112, 1975, p. 196. [46] ATIAS (C.) LINOTTE (D.), op. cit., p. 255. [47] HAURIOU (M.), Précis de droit constitutionnel, Sirey, 2ème éd., 1929, p. 643. [48] AMATO (G.), « Autorità semi-indipendenti ed autorità di garanzia », RTDP, 1997, p. 645. [49] AMATO (G.), Ibid, p. 651. [50] DUGUIT (L.), Les transformations du droit public, Paris, èd. La mémoire du droit, 1999, p. 52. [51] V. JOXE (P.), « L’efficacité de l’État », in De MONTBRIAL (T.) (dir.), La France du nouveau siècle, P.U.F, 2002, p. 217. [52] RAMONET (I.), « La pensée unique », Le monde diplomatique, 01/1995, p.1. [53] GUENAIRE (M.), « Le service public au cœur du modèle de développement français », JCP A, 2005, p. 1209. [54] LUCIANI (M.), « L’antisovrano e la crisi delle costituzioni», Rivista di diritto Costituzionale, 1996, n°1, p.125. [55] HAURIOU (M.), « Précis de droit administratif et de droit public », Paris, Dalloz, 12ème éd., 2002, p. 268 et ss. [56] Ibid, p. 268. [57] Nous nous souvenons des premières lignes du premier chapitre de cette thèse dans lequel nous citions la définition de DE LAUBADÈRE mettant en avant la spécificité des droits et obligations dans le cadre des contrats de l’administration, induite notamment par le biais de la notion de service public. V. Supra, p. 40. [58] Idem, V. la justification d’ORLANDO sur son refus de traiter des contrats de l’administration, matière relevant par essence du droit commun. [59] HAURIOU (M.), op. cit., p. 269. [60] Le terme ne doit cependant pas être confondu avec son pendant économique que l’auteur dénomme d’ailleurs le collectivisme. (V. HAURIOU, op. cit., p. 283.) [61] HAURIOU, op. cit., p.279 et 280. [62] Idem. [63] Idem. [64] Ibid. p.281. [65] Idem. [66]« si aequa non est, ne libertas quidem est » cité in, LUCIANI (M.), op. cit., p. 114. [67] « Le respect des lois naturelles est nécessaire pour maintenir la paix, et la sécurité est nécessaire au respect des lois naturelles » De cive, V §3, cité in, LUCIANI (M.), op. cit, p.131. [68] Idem. [69] Ibid, p. 135. [70] Ibid, p.160. [71] « La propriété y était individuelle, mais le titre n’était pas garanti par une communauté politique, il était constitué par un individu au profit d’un autre. La baronnie féodale ne comporte ni communauté ni incorporation d’un marché. [Elle] est l’objet d’une quantité de tenures superposées, à fief ou à cens. L’enchevêtrement des tenures ne crée aucune communauté entre les tenanciers, chacun possède ou tient son démembrement à titre individuel avec des charges strictement déterminées envers un homme et avec la garantie individuelle de cet homme. Il est également tenu, des foires ou des marchés, mais chaque marché ou chaque foire à son concessionnaire qui l’exploite à son profit, de sorte que le marché devient une entreprise privée », in, Hauriou, op. cit, p.283. [72] Ibid., p. 285. [73] LUCIANI (M.), op. cit., p. 160. [74] Ibid. p.162. [75] Ibid. p.164 et 165.. [76] Idem. [77] Ibid., p. 166. [78] HELD (D.), « democrazia: dalle città-stato a un ordine cosmopolite? », AA. VV., Roma, 1993, p.39, cite in, LUCIANI (M.), op. cit., p.166. [79] DREYFUS (J.D), « Externalisation et liberté d’organisation du service », AJDA, 2009, p.1529. [80] BLUMANN (C.), La renonciation en droit administratif français, Paris, L.G.D.J, 1974, p. 242. [81] COSSALTER (P.), « Le doit de l’externalisation des activités publiques dans les principaux systèmes européens », Presse de Science Po, 2007, disponible sur www.sciencespo.fr [82] Avis sur le projet de loi relative au service public pénitentiaire (loi n° 87-432 du 22/06/1987), in E.D.C.E 1987, p. 138. [83] CARRINO (A.), « Concluzioni », in, CHIEFFI L (dir.), Evoluzione dello stato delle autonomie e tutela dei diritti sociali, Giappichelli, Torino, 2003, XXX. [84] IANNELLO (C.), « Dallo Stato erogatore all’impresa privata, ossia dai diritti di cittadinanza ai diritti individuali del cliente », RDPI, 11/2012, disponible sur www.federalismi.it [85] ROMANO (A.), « Profili della concessione di pubblici servizi », Dir. Amm., 1994, p.491. [86] CROUCH (C.), «Postdemocrazia», laterza, Roma-Bari, 2003, p.109. [87] Voir notamment pour les deux pays composant notre étude : [88] V. Le Grand Robert, précité, « Transparent ». [89] V. CLUZEL (L.), Le service public et l’exigence de qualité, Dalloz, Nouvelle Bibliothèque des thèses, Vol. 52, 2006. [90] LEGAL (H.) et PUISSOCHET (J-P), Le principe de sécurité juridique, cahier du Conseil Constitutionnel n°11, décembre 2001. [91] SIMON (D.), « La confiance légitime en droit communautaire : vers un principe général de la limitation de la volonté de l’auteur de l’acte ? », in, Études à la mémoire du Professeur Alfred RIEG, Bruxelles Bruylant, 2000. [92] I.G.D, Charte des services publics locaux, 16/01/2002, www.fondation-igd.org [93] Idem. [94] Charte des services publics, 1992, www.ladocumentationfrancaise.fr [95] Commission européenne, Livre blanc sur les services d’intérêt général, COM (2004) 374 final, 12/05/2004, p.9. [96] GROSHENS (J.C) et KANUB (G.), A propos de la rénovation de l’évaluation, in, Études en l’honneur de Gérard TIMSIT, Bruxelles, Bruylant, 2004. [97] Avis du HCVA relatif à l’appel à projets de « social impact bonds », 2 mai 2016, https://www.associations.gouv.fr/IMG/pdf/Avis_du_HCVA_relatif_a_l_appel_a_projets_SIB_02-03-2016.pdf [98] Margot Hemmerich & Clémentine Méténier, Solidarité à but hautement lucratif, le monde diplomatique, Octobre 2019.
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François WilinskiAvocat Archives
Décembre 2020
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